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La proximité historique et culturelle engendre-t-elle l’unicité juridique ?


On compte aujourd’hui près de deux cents Etats sur la planète – et autant de systèmes juridiques, si ce n’est plus : si chacun de ces Etats possède un système juridique qui lui est propre, certains comptent même en leur sein des disparités juridiques fortes. Le droit ne peut d’ailleurs qu’être unique à chaque pays en ce qu’il est produit de la culture, de l’histoire, des traditions du pays concerné ; en ce qu’il traduit les normes en vigueur dans cet Etat ; en ce qu’il régule sur une base légitime – la légitimité étant le fondement même de la loi, qui n’a de valeur que tant qu’elle est acceptée comme telle – les rapports entre les citoyens et le pouvoir, entre les citoyens entre eux – l’organisation de la vie de la cité.

Cependant, en dépit de cette singularité inhérente aux fondements mêmes du droit – réguler l’organisation de la vie de la cité ainsi que les relations entre les personnes qui la composent nécessite un droit adapté aux spécificités de chaque cité, la plupart des chercheurs en droit s’accordent sur l’idée de regrouper les droits nationaux en plusieurs grands « systèmes juridiques » – construction immanente et relative – même si tous ne s’accordent pas nécessairement sur les critères à retenir et, plus largement, sur les regroupements à effectuer.

Prenons donc pour acquis qu’il est possible de regrouper les familles de droit – sans même se préoccuper pour l’instant des critères de sélection, du nombre de familles retenues ou de leurs caractéristiques premières. Il serait intéressant, dès lors, de savoir pourquoi tel et tel pays ont un droit similaire – assez du moins pour qu’ils se voient rangés dans la même catégorie par tel ou tel chercheur. Pourquoi tel et tel pays, au contraire, divergent.

On le sait, dans l’Histoire, les liens, bilatéraux ou multilatéraux, entre les nations ont été nombreux – pour le meilleur ou pour le pire. Les empires coloniaux ont été, plusieurs siècles durant, l’occasion pour les pays colonisateurs européens de tirer profit de terres encore reculées – tout en menant une dite « mission civilisatrice » chez ces peuples dits inférieurs. Les nations européennes, à travers la guerre ou le commerce – le second n’étant que le prolongement civilisé de la première, comme le montre Constant dans De la liberté des Anciens et des Modernes – ont beaucoup échangé entre elles, les frontières se montrant souvent poreuses à la diffusion de la culture et, intrinsèquement, de ses valeurs. Aujourd’hui, la proximité historique et culturelle de certains pays est telle qu’ils envisagent un avenir commun sous l’auspice de la construction nouvelle d’organisations supranationales.

Dès lors, il s’agit de voir si les grands systèmes juridiques dégagés par les chercheurs, fruits des similitudes partielles entre différents droits nationaux, concordent avec les pays ayant, entre eux, des relations historiques et culturelles privilégiées. Si oui, sont-ce ces liens historiques et culturels qui ont entrainé la propagation du droit ? Encore faut-il étudier jusqu’où telle propagation a eu lieu, et dans quelle mesure elle a été complète.

Si les liens historiques et culturels entre nations ont entrainé la diffusion de valeurs et d’idéaux propices à l’émergence d’un droit aux mêmes fondements philosophiques ainsi que de techniques de fabrication du droit semblables, c’est parfois le processus contraire qui émerge, avec des pays cherchant à se construire un droit plus proche de celui d’autres pays dans l’espoir de voir se développer sur cette base juridique commune des liens affermis.

Les chercheurs distinguent usuellement sept familles de droit : le droit romano-germanique, la Common Law (l’usage du masculin ou du féminin pour précéder ce nom toujours laisser en anglais par soucis de fidélité faisant l’objet d’une bataille sémantique entre chercheurs), le droit musulman, le droit coutumier africain, le droit coutumier asiatique (issu de la philosophie de Confucius), le droit hindou et le droit soviétique. Bien sûr, ces familles sont, encore une fois, une construction de l’esprit destinée uniquement à simplifier l’exercice du droit comparé.

Or, si l’on regarde l’audience de chacune de ces familles de droit, il est aisé de constater la prégnance dans une même famille de pays aux liens historiques et culturels aussi forts qu’évidents.

Ainsi, la grande majorité des pays européens (plus de 40 des 47 pays membres du Conseil de l’Europe) vit sous l’empire du droit dit romano-germanique – appelé même continental tant est importante son emprise sur le territoire. Comme son nom l’indique, c’est l’héritage culturel de l’historique Empire romain qui a donné à l’Europe cette unité juridique. Ce droit très codifié donne au législateur le soin d’exprimer des cas très généraux ; le juriste, quant à lui, reçoit une formation très théorique. Ici, c’est donc l’héritage historique commun à cette Europe continentale qui explique cette parenté des systèmes juridiques.

En ce qui concerne le droit musulman, l’assertion est d’autant plus évidente qu’elle découle de la nature même de ce droit : il s’applique à tous les musulmans, par-delà les structures étatiques – même si, de fait, son applicabilité se résume aux pays qui le reconnaissent et que des millions de musulmans, dans le monde, ne peuvent donc vivre sous l’empire de leur droit naturel – ou plutôt surnaturel – puisqu’ils doivent se conformer à la norme de leur propre pays. Ici, le lien est évident : c’est la proximité culturelle, leur religion commune, qui donne aux musulmans l’unicité juridique du droit professé par Mohamed et intangible depuis plus de dix siècles ; il n’existe pas de lois : Dieu seul peut légiférer.

Il en est de même pour le droit soviétique, création juridique visant à transcrire dans la loi les normes soviétiques qui placent les travailleurs comme groupe social au cœur de la société communiste – à l’instar des sociétés occidentales où règne un individualisme qui confère à l’individu lui-même des droits subjectifs. Si c’est la proximité religieuse qui conférait aux peuples vivant sous l’empire du droit musulman une unicité juridique, c’est ici la proximité historique et politique qui, plusieurs décennies durant, rassembla les peuples communistes sous ce droit soviétique.

On le voit, donc, les liens historiques et culturels entre les sociétés ont bel et bien accouché de systèmes juridiques ressemblants ; souvent, toutefois, ce n’est pas une sorte de symbiose conjointe, une fusion de deux systèmes pour en mettre au monde un troisième, qui a eu lieu ; ce sont généralement les valeurs culturelles et normatives d’un pays qui ont été transmises, de façon plus ou moins contraignante, à un ou plusieurs autres.

En Europe, si l’héritage romain a donné aux pays du Vieux Continent une philosophie juridique commune, le fait militaire français, à l’orée du XVIIIème siècle, propagea la civilisation juridique française née à la fois de cette tradition intellectuelle du droit romain et influencée par les idéaux révolutionnaires récents. L’Empire napoléonien, dilatation de la République jacobine au-delà des frontières de l’ancien royaume, imposa ratione imperii, « en raison de l’Empire », le Code Civil en territoires annexés et beaucoup l’ont d’ailleurs conservé une fois libérés imperi rationis, « par l’empire de la raison ». Napoléon déclarait d’ailleurs, exilé à Waterloo : « Ma vraie gloire, ce n’est pas d’avoir gagné quarante batailles ; ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code Civil ». S’il n’a pas vécu éternellement, remplacé au fil du XIXème siècle par des juridictions plus adaptées aux spécificités locales, il a été une source d’inspiration certaine dans la codification de beaucoup des droits européens.

De façon tout aussi contrainte, les anciennes terres colonisées ont souvent, elles aussi, adopté le système de leur ancienne puissance colonisatrice : le modèle romano-germanique a ainsi été exporté en Asie du Sud-Est, en Afrique centrale, et au Moyen-Orient par la France, en Amérique du Sud par l’Espagne et le Portugal, en Afrique du Sud et en Indonésie par les Pays-Bas, au Congo par la Belgique ; la Common Law, elle, se retrouve dans les pays du Commonwealth – Australie, Canada,… et aux Etats-Unis, toutes des anciennes colonies britanniques. Rappelons que les pays européens considéraient comme une de leurs tâches de « civiliser les peuples inférieurs » et leur transmettre un système de droit, qu’il ait été ou non adapté aux réalités sociales de la colonie, faisait partie, dans la philosophie coloniale, de la prérogative dévolue aux colonisateurs.

On observe ainsi une ressemblance certaine de la philosophie du droit ainsi que de la façon de produire le droit (jurisprudentiel ou codifié) entre les pays aux liens historiques et culturels forts. La propagation des valeurs par ces liens a permis l’édification de normes partagées sur lesquelles on a pu construire une législation adaptée – du moins un minimum – à la réalité sociale locale.

Cependant, on peut également observer le processus inverse, où certains pays adaptent leur juridiction non pas en vertu des normes qui lui sont propres mais, au contraire, afin d’harmoniser leur droit avec celui des grandes puissances occidentales – et ce afin de développer les liens économiques, sociaux et culturels.

L’un des cas majeurs de cette adaptation juridique à l’ordre occidental dans l’espoir d’affermir les liens avec ces puissances mondiales est celui de la Turquie où, dans les années 1920, Atatürk a procédé à une greffe juridique depuis le système romano-germanique suisse vers le modèle hier musulman de la Turquie, dès lors entrée dans la famille romano-germanique. Son soucis premier était de permettre à la Turquie, née du défunt Empire ottoman, de se moderniser et d’entrer dans un cycle d’échanges vertueux avec les pays occidentaux.

Avant cela, au Japon, l’avènement de l’ère Meiji, en 1868, avait conduit le pays à se débarrasser de certaines vieilles traditions juridiques – dans une société déjà globalement a-juridique – et d’en emprunter de nouvelles, plus conformes à l’édifications de liens avec le monde occidental, avec l’adoption d’un Code Civil (Minpo) en 1896 inspiré des codes français et allemand. Un mouvement accentué par les Américains eux-mêmes à la fin de la Seconde Guerre mondiale qui conditionnèrent leur soutien économique et militaire au Japon à l’adoption de normes juridiques occidentales permettant de rassurer les investisseurs occidentaux (refonte du droit commerciale) et d’éviter une nouvelle guerre (nouvelle Constitution fortement inspirée du système de droit américain surnommée « Constitution de la paix » pour son article 9 qui renonce à toute action militaire).

La Chine en fit d’ailleurs de même à la fin des années 1970 en passant à l’économie socialiste de marché avec un droit socialiste sur le plan intérieur mais occidental sur le plan extérieur et commercial, afin de donner confiance aux investisseurs étrangers potentiels.

On le voit donc, certaines sociétés ont adopté un droit occidental – ne serait-ce que partiellement – afin de pouvoir développer les liens avec le monde occidental sur leur propre base juridique, victoire politique pour ces pays occidentaux puisque c’est leur système de droit qui est considéré comme normal (au sens étymologique du terme, qualifiant ce qui suit une norme) par les autres pays qui dès lors l’empruntent pour entrer en contact avec eux.

Cependant, de façon plus discrète, le droit romano-germanique lui-même est influencé par la Common Law  en matière de droit des contrats, de droit des sociétés, de la concurrence,… conséquence inévitable de la suprématie américaine en termes économiques.

Enfin, outre ces inspirations nécessaires à l’édification de liens de confiance pour les investisseurs étrangers, une autre forme d’uniformisation juridique à des fins d’affermissements des liens entre nations voit le jour avec la construction européenne. Afin de permettre le rapprochement politique et économique des pays de l’Union européenne, les institutions européennes créent du droit dit communautaire qui vise à atténuer les spécificités locales par voie de convention (sur les brevets notamment) ou par voie de directive (en ce qui concerne notamment la TVA, le droit des sociétés ,…). Le but n’est pas d’unifier les droits nationaux, ni même de les uniformiser mais bien de les harmoniser afin que la création d’une Union supranationale et plurielle soit possible sans que l’hétérogénéité des juridictions nationales ne vienne faire de dissonance au concerto de l’unification européenne.

Il est donc évident que la proximité, historique ou culturelle notamment, est à l’origine de flux normatifs qui débouchent sur une ressemblance juridique nette. A l’opposé, certains pays anticipent en construisant un droit tel qu’il permettra la multiplication de ces liens, partant du postulat que des droits harmonieux (étymologiquement : qui peuvent coexister sans créer de dissonances) – sans n’être toutefois identiques – sont nécessaires pour créer et entretenir des liens fermes entre nations. Avec l’essor des échanges entre nations nés de la mondialisation économique et culturelle, va-t-on vers l’édification d’un droit mondial ? On voit tout de suite les enjeux politiques que soulève cette question : y’a-t-il un système de droit plus légitime que les autres pour prétendre pouvoir régler la vie de l’ensemble des citoyens, dans l’ensemble des pays, au détriment des règles normatives locales que le droit est censé traduire ?